Les Gratitudes de Delphine de Vigan

Les Gratitudes, Delphine de Vigan, J.C Lattès, 2019

Vous êtes-vous déjà demandé combien de fois dans votre vie un livre vous a poussé à dire merci ? C’est ce qui m’est arrivé avec « Les gratitudes » de Delphine de Vigan. Je lui dois d’avoir franchi le pas, d’avoir remercié expressément deux personnes à qui je dois une fière chandelle. (Belle expression rappelant qu’autrefois on devait allumer un cierge pour remercier Dieu d’avoir été sauvé d’un grand danger.)

« Vous êtes-vous déjà demandé combien de fois dans votre vie vous aviez réellement dit merci ? Un vrai merci. L’expression de votre gratitude, de votre reconnaissance, de votre dette. »

En lisant cette interpellation, exhortation par laquelle débute le livre de Delphine de Vigan, il m’est apparu avec évidence qu’il ne suffisait pas d’être consciente de ce que je devais à certaines personnes, pas plus qu’il n’était suffisant de l’avoir exprimé dans « On habiterait le monde ». La gratitude devait être dite à découvert, une adresse d’une personne à une autre ; même si j’étais embarrassée car j’ignorais si les personnes concernées, une amie et un psychanalyste, auraient plaisir et trouveraient encore sens à ce que je me manifeste. L’histoire était ancienne et, en ce qui concerne l’amie, une séparation était survenue. Elle était arrivée un peu comme un fruit mûr et n’altérait en rien ma reconnaissance, ni la perception que cette longue amitié avait été rare, riche et bienfaisante. Ce contexte personnel m’a permis de toucher du doigt que dire un vrai merci, c’est s’avancer vers l’autre hors des formes habituelles de socialité qui masquent ou tamisent les aveux trop radicaux, ceux qui montrent à l’autre l’importance qu’il a, ou a eu, et nous place face à lui à en état de dépendance et de vulnérabilité. Dire un vrai merci est complexe, relie, fait du bien et dénude.
Je crois que le livre de Delphine de Vigan est un bon guide pour appréhender la radicalité du lien à l’autre impliquée dans la reconnaissance.

L’histoire
Le récit entrelace l’histoire de trois personnages en interaction.
Michka. Une vieille dame autrefois traductrice, à qui le vieillissement impose son effeuillement, ses pertes violentes. Elle devient aphasique et son langage s’égare en lapsus significatifs, drôles et tragiques.
Marie. Elle a eu une enfance manquant de protection et d’appui, marquée par les défaillances d’une mère qui semble bipolaire. Michka a épaulé la fillette, lui a donné refuge, attention et soins ayant valeur de sauvetage.
Jérôme, orthophoniste dans l’Ehpad où Michka doit être hospitalisée.

Marie et Jérôme alternent leur narration en une dizaine de courts chapitres permettant de saisir la relation délicate unissant les narrateurs à Michka et de comprendre progressivement l’histoire passée et présente des différents protagonistes.
L’enfance de Michka a été marquée par la persécution nazie. Elle a été sauvée par deux Justes dont elle ne connaît que les prénoms. Elle voudrait gagner la course contre le temps, les retrouver et leur faire parvenir ses remerciements avant sa mort, avant leur mort, avant que la dégradation de son cerveau ne les voue à l’oubli.
Le présent de Marie se dessine au fil des chapitres ; celui d’une jeune femme enceinte, ignorant si elle va garder l’enfant, se demandant si elle a l’étoffe d’une mère, surtout dans un contexte où elle sait qu’elle ne pourra pas s’appuyer sur son compagnon. Celui-ci, sans être ni léger ni rejetant, a formulé expressément qu’il ne pourra pas s’engager assez et concrètement dans cette paternité.
L’histoire de Jérôme reste plus allusive. On le voit dans son présent d’orthophoniste, nourri par son métier car il n’élude par la rencontre avec les personnes et avec leur vieillissement. Il est particulièrement touché par Michka, l’attention qu’elle lui porte malgré le mauvais sort qui emporte son esprit pièce par pièce. Toute égarée qu’elle devienne, elle perçoit que Jérôme est ligoté par une relation conflictuelle à son père qu’il élude, un passé qui du coup ne passe plus. Elle va l’inciter à reprendre contact, à se confronter à la réalité de leur présent.
Jérôme va s’impliquer dans sa relation à Mickha au point de ne pas avertir qu’elle a mis de côté des médicaments pour éventuellement précipiter sa fin par un suicide ; au point aussi de partir à la recherche des Justes qui ont sauvé Michkha de la persécution et de la mort.

La tendresse victorieuse
Ce qui frappe dans le récit de Delphine de Vigan, c’est l’affection, la tendresse souveraine, régnant dans les relations du trio central. Marie est d’une fidélité sans faille et sans réserve envers Michka. Si elle n’abandonne pas la vieille dame à son déclin, ce n’est pas uniquement ou essentiellement par devoir mais parce que celle-ci, dans son présent comme dans son passé, est une personne singulière qui la touche, lui parle alors qu’elle même, touchée par l’aphasie, déparle. Michka telle qu’elle est, continue à nourrir la vie de Marie.
De la même façon, le comportement de Jérôme n’est pas dicté d’abord et uniquement par sa conscience professionnelle. Il trouve sens dans son métier qui lui donne accès à ce qu’il ressent comme l’essentiel. En tentant de sauver le langage de ses patients, Jérôme se sent en prise et aux prises de ce qui le sollicite en profondeur : l’humanité de l’homme et le combat qu’il doit mener contre ce qui la menace.
Quant à Michka elle même, le plus rare, c’est que dans le temps même où elle sombre, elle garde intacte son attractivité comme personne. Elle touche et séduit par sa coquetterie, son intelligence, sa drôlerie. Et encore plus par sa compréhension sans raideur de la vie, l’intérêt qu’elle porte aux autres, sa capacité à ne pas laisser son malheur l’envahir et envahir son environnement, sa volonté de rester libre de ses choix. Michka n’est pas d’abord un objet de soin et de sollicitude. Elle n’est pas non plus un sujet que l’on serait tenu de respecter essentiellement par devoir. On vient vers elle de bon gré, autant pour ce qu’elle apporte que pour ce qu’on lui donne. Le miraculeux de son histoire c’est que, au sein du naufrage imposé par le vieillissement, le langage et la mémoire déjà écharpés, elle demeure une personne singulière, aimable et aimée, parvenant à affronter son malheur sans qu’il déteigne sur elle, sans qu’il abime son tact et sa délicatesse relationnelle, sans qu’elle se désintéresse des autres ou qu’elle cherche, par désarroi, à monopoliser les échanges à son profit.
L’utilisation des prénoms pour désigner les personnages, le registre de la conversation que donnent les très nombreux dialogues, accentuent cette impression d’intimité et de proximité, des personnages entre eux et du lecteur avec les personnages.
Certains critiques ont trouvé que c’était trop beau, que l’auteur n’était pas parvenu à entrer dans la noirceur du vieillissement. Une amie, à qui j’avais prêté avec enthousiasme le livre, a été très sévère. Elle a trouvé que Delphine de Vigan éludait le côté radical du naufrage et de la perte. Visitant régulièrement une personne aphasique et paralysée depuis des années à la suite d’un AVC, elle voyait les personnes en Ehpad rapidement décliner, comme si elles se laissaient couler pour ne pas avoir à vivre consciemment la dépersonnalisation, la perte de tout ce qu’elles avaient été, pour elle-même et pour les autres. Certaines de leurs paroles rapportées sont glaçantes de lucidité, sans concession sur l’horreur traversée et refusée. Par ailleurs, on n’ignore plus l’ambivalence impliquée dans l’accompagnement des personnes âgées qui sombrent. Souvent, elles terrifient, désarçonnent, invalident les modes habituels de relation parce qu’elles ne reconnaissent plus leurs proches ou parce qu’elles ont perdu le contrôle tamisant habituellement l’extériorisation des pulsions et des émotions. L’ambivalence ressentie par les accompagnants alourdit la relation et constitue en elle même une épreuve car ils se culpabilisent de ne pas aimer et soutenir assez, de rejeter même. La conscience de cette ambivalence conduit parfois à une désillusion difficilement soutenable : le rejet des personnes qui sombrent est un miroir où l’on voit le rejet que notre dégradation pourra susciter. Dans ce miroir, on voit qu’à la fin on ne sera plus rien, et avant cela, qu’on risque de ne plus rien représenter pouvant nous protéger de l’insignifiance et de l’abandon, plus rien représenter pouvant encourager l’autre à nous aimer.

« Quand je m’imagine vieille, vraiment vieille, quand j’essaye de me projeter dans quarante ou cinquante ans, ce qui me paraît le plus douloureux, le plus insoutenable, c’est l’idée que plus personne ne me touche. La disparition progressive ou brutale du contact physique. »
P. 95

Alors, Delphine de Vigan pèche- t-elle par volonté d’idéalisation ? Gratitudes fait-il partie de ces livres qui font du bien trop facilement, en n’extrayant de la vie que ce qui la rend aimable ?

Le mal contenu
On ne peut pas dire que la négativité soit absente de récit mais elle est traitée, littérairement parlant, de telle façon qu’elle est contenue et isolée dans des espaces propres, ce qui permet au trio central d’en être protégé.
Si Michka continue à être aimable et aimée, c’est que ses peurs, angoisses, fantasmes de persécution n’envahissent pas ses relations avec Jérome et Marie. Pour l’essentiel, ils passent dans des rêves à qui l’auteur attribue des parties distinctes, interrompant le fils du récit sans y intervenir. Ainsi, deux versions se succèdent, traitant chacune de l’entretien de Michka avec la directrice. Dans la première, la directrice est malveillante, persécute Mickha qui exprime dans ce cauchemar son désarroi, sa mise à mal par la vieillesse qui l’attaque sur tous les fronts. Dans la seconde, la directrice apparaît telle qu’elle est dans la réalité, professionnelle et à l’écoute, sans que l’on retrouve chez Michka trace du débordement fantasmatique dont le récit précédant se faisait le porte parole. Deux autres chapitres sont écrits sur ce modèle, dédiés eux aussi aux rêves de Michka et à l’angoisse de persécution se concentrant sur l’image de la directrice. Cette technique du sertissage est aussi utilisée pour alléger le récit et donner des contrepoints harmoniques. Ainsi les passages relatant la réalité de Michka confrontée à son langage qui se rebelle, alternent avec d’autres qui sont rêves et où Mickha retrouve, intègre sa capacité à parler. Le lecteur peut ainsi, comme Michka et comme sans doute l’auteur, se reposer du langage-lapsus, de cet étrange exercice que devient le parler quand le langage se rebiffe et s’échappe.

Le mode de narration choisi accentue cette contenance du mal. Le récit n’est pas fait du point de vue d’un esprit qui s’égare, d’une personnalité qui s’effrite, d’une terreur qui contaminerait la perception du réel. Les narrateurs sont Marie et Jérôme, concernés, empathiques mais pouvant soutenir la confrontation avec le vieillissement de Michka ; deux narrateurs bousculés émotionnellement mais pas débondés, ayant la capacité de demeurer inébranlables dans leur affection et leur soutien. Et, quand la détérioration de Michka s’accentue trop, l’auteur décide d’interrompre son récit par la mort de son personnage. Comme si Delphine de Vigan jugeait qu’au delà, son pari humain et littéraire n’était plus tenable ? Comme si Gratitudes avait été une façon d’entrer dans l’expérience terrifiante du vieillissement en l’apprivoisant, pour en sauver toute l’humanité et la lumière possible.

Le livre tout entier, sa voix portée par deux narrateurs externe à Michka, narrateurs fiables et tendres, me paraissent être une façon de venir au secours de l’enfant en détresse qu’on sait qu’on sera de nouveau. Cet enfant dans le vieux, comme le bébé que le vieux a été dans son enfance, attend qu’un autre secourable vienne et borde ses terreurs, contredise son insignifiance, apporte un démenti à l’empire de la destructivité et du malheur.

« Est ce que je vais dormir chez toi ? Tu laisseras la lumière ? Tu resteras la ? » P 17

Les passages où Michka est envahie par une voix ventriloque exprimant sa détresse de petite fille (comme celle de Marie enfant qui est venue faire écho à sa propre enfance livrée au bon vouloir), ces passages sont en italique. Ils sont, dans le champ de la lecture, comme dans les relations des personnages, une inclusion d’un temps et d’un espace autre, circonscrits et saillants. La voix de la petite fille se fait entendre mais ne vient pas brouiller toutes les perceptions de Michka, ce qui la rendrait confuse et projective et perturberait inévitablement tous ses proches. C’est une détresse intacte, une voix d’enfant nue, sans apprêt, préservée.
On retrouve cette voix dans un rêve ultérieur, proche de la fin de l’histoire, où Michka danse, s’enlaçant, cherchant à être à la fois l’enfant en détresse et l’adulte qui ne devrait pas faire défaut.

« Est ce que je vais dormir chez toi ? Tu laisseras la lumière ?...T’éteins pas, hein ? Tu m’accompagneras si maman ne peut pas ? » P146

Ces passages donnent pour moi la clef du livre, son ressort. La gratitude s’adresse à ceux qui sont venus tirer l’enfant de sa détresse, qui l’ont accompagné de telle façon que le monde est (re)devenu appropriable, habitable, suffisamment humanisé et humanisant.

Un film, La merditude des choses, permet à l’auteur de nous donner une idée de ce qu’il aurait pu en être si la négativité n’avait pas pu être circonscrite.
Marie raconte ce film à Mickha qui ne peut plus beaucoup s’exprimer. L’histoire est celle d’un garçon élevé par son père et sa grand mère. Le père est alcoolique et le fils est cogné. Pour sortir de cet enfer, l’enfant va choisir son camp, s’extirper de ses loyautés ambivalentes et faire lui même appel aux services sociaux. Devenu écrivain, il vient remercier sa
grand-mère de ne pas l’avoir dénoncé même sous les coups du père croyant qu’elle était responsable du signalement.

« Tu ne peux pas savoir ce que j’ai pleuré. C’est un très beau film sur l’origine des choses, sur ce que chacun fait de là où il vient. Il t’aurait plu Mickka, j’en suis sûre. » p.144

Marie remercie alors expressément Mikha qui pense de son côté à ceux qui lui ont sauvé la vie, qui l’ont sauvée de l’inhumain. Et, dans son langage fait de lapsus révélateurs, « La merditude devient « La mercitude ». Passer de l’un à l’autre suppose l’intervention d’adultes secourables, ceux que Boris Cyrulnik appelle tuteurs de résilience ou de développement.
À chaque épreuve décisive, à chaque ébranlement majeur de nos bases, ce passage doit être refait ; chaque fois, il faut pouvoir retrouver sur quoi on faire fond, ce qui mérite notre gratitude. On pense parfois, à tort il me semble, que ce fond se trouverait au fond du désespoir, en continuité avec lui. « Il suffirait » de se laisser couler dans le désespoir comme dans une piscine. C’est quand on a tout perdu qu’on trouverait soudain un revirement salvateur qui nous donnerait l’appui nécessaire pour changer de cap et refaire surface. En réalité, depuis le début de notre vie, ce qui donne un appui pour ne pas tomber dans l’effroi et le marasme, c’est l’autre empathique qui résiste à la destructivité, s’oppose à la nuit, Le vrai merci s’adresse à ceux qui dans notre vie ont « dit non au pire » p.155, que cela soit au niveau strictement individuel comme pour Marie ou que cela concerne aussi l’histoire collective comme pour Michka sauvée de la persécution nazie par deux Justes anonymes.
Dire non au pire, c’est opposer une résistance aux formes de destructivité, c’est les contenir. Pour qu’elle trouve une butée. Je reviens une fois de plus à Winnicott, à la façon dont il éclaire comme jamais auparavant le rôle que l’autre a eu dans la construction de notre assise. La gratitude est adossée à l’expérience de destructivité et s’adresse à ceux qui nous ont donné leur appui et leur contenance sur lesquelles nous avons pu faire fond et nous greffer.

Hé ! l’objet, je t’ai détruit. Je t’aime. Tu comptes pour moi, parce que tu survis à ma destruction ! ” D.W. Winnicott, Jeu et réalité, p. 125.

Permettre, à l’auteur comme au lecteur, de passer de la merditure à la mercitude : le récit a été construit dans ce sens. La brièveté de l’histoire et des chapitres, la biographie des personnages expurgée de l’anecdote, l’importance des dialogues et leur mise en page aérée, la composition musicale par contre point, contribuent à désencombrer l’espace de lecture et d’aller facilement à l’essentiel : la tendresse victorieuse. D’où un effet d’épure qui rapproche Gratitudes de la fable, en donnant à ce terme le sens que lui donne Stéphane Martelly dans un entretien que j’ai eu avec elle cette année.(1)

C’est un texte qui raconte, tout en étant en même temps de la poésie qui réfléchit. C’est dans ce sens que j’utilise le terme fable, pas dans le sens de moralisation, ça ne m’intéresse pas. Mais ce que je cherche c’est de créer un espace, des structures qui permettent la réflexion et en même temps une expérience complète.

Après le livre de S. Martelly, celui de D. de Vigan a été, pour moi, une expérience complète : revoir en raccourci, en court circuit, la merditude et dire merci à ceux qui ont su être dans ma vie des passeurs secourables. On ne peut donc pas dire que Gratitudes tombe dans la facilité, fasse l’économie de la noirceur. Mais le livre la traite par cadrage, résistance, volonté de ne pas y succomber, par contention. Les personnages centraux sont indemnes d’ambivalence relationnelle mais leur trio se détache, telle une mandorle, sur la mer de ténèbres dont parle F.Cheng dans un passage de Enfin le royaume, cité en épigraphe.

« Nous rions, nous trinquons. En nous défilent les blessés,
Les meurtris : nous leur devons mémoire et vie. Car vivre
C’est savoir que tout instant de vie est rayon d’or
Sur une mer de ténèbres. C’est savoir dire merci »

La mer de ténèbres

La vieillesse est la figure centrale de ce fond ténébreux mais elle n’est pas la seule. Le nazisme et la folie sont les deux autres Parques présidant aux destins des personnages.
Michka est une rescapée de l’extermination des juifs, la forme peut être la plus inextricable de la nuit, car elle surgit dans le monde par l’action de l’homme. On dirait qu’elle pénètre dans son âme, comme par capillarité, venant de quel abime ? En tout cas, l’homme en est le causateur, le bras armé. Répétitivement, il se jette dans le gouffre, met ses capacités au service de ces forces obscures, donne son aval pour qu’elles se retournent contre l’homme, cherchant à détruire son humanité et la conscience d’une appartenance commune. La violence d’état génocidaire exploite, légitime, encourage, arme la noirceur intérieure dévastatrice et la concentre sur des cibles, des hommes désignés comme abjects et nuisibles, hors champ à l’empathie.
Pour Marie, l’initiation aux abysses du cœur humain est passée par la folie de sa mère. En peu de pages, en peu de mots, Delphine de Vigan suggère la dépression mélancolique qui rendait la mère de Marie absente, physiquement et psychiquement indisponible, souvent incapable de prendre soin de l’enfant. On pense, bien sûr, à l’expérience personnelle de l’auteure. De jours sans faim où Delphine de Vigan se confronte à son anorexie, expérience du gouffre, de la faim sans fond jusqu’aux Loyautés où elle affronte le désarroi des enfants dont les parents sont psychiquement instables, alcooliques dans le livre, en passant par Rien ne s’oppose à la nuit, dédié à la vie de sa mère et à son enfance auprès d’une mère bipolaire, livre après livre l’auteur explore cette ténèbre et dévide un fil d’Ariane.

Je reprends cette métaphore des ténèbres qui ouvre le livre avec la citation de F.Cheng car elle évoque une nébuleuse du mal et de la souffrance dépassant nos efforts de perception et d’analyse. Dans le contexte de Gratitudes, je comprends la citation de F. Cheng comme désignant de quel savoir est porteur le vivre et réciproquement. Vivre suppose, peut–être, d’accepter l’existence de la mer des ténèbres, en renonçant à parvenir à la comprendre, en renonçant venir à bout par la pensée de l’expérience du mal. C’est en revenant à l’expérience du vivre (à sa gratuité, au choc que provoque sa beauté,) expérience inextricablement unie au mal, c’est dans ce paradoxe contenu que naît le sentiment de gratitude. Il s’agit d’une conversion, toujours à réactualiser, faisant passer de la pensée, et sa quête d’une compréhension unifiée de l’existence, au paradoxe et au savoir. On a pris acte que le paradoxe (du mal et de la vie vécue comme don) doit être maintenu et, à partir de ce consentement éclairé, on entre dans la saisie expérientielle de la vie, on s’en trouve éclairé et, en partie, réconforté et nourri. En sachant que contenir le paradoxe ne signifie pas avoir une acceptation et une vue parfaites de l’existence. L’affrontement du paradoxe mobilise des mécanismes de défenses qui négocient l’acceptation du réel sans l’amputer trop radicalement. Mais, dans certaines circonstances, il semble que le paradoxe ne soit plus tamisé et, devenu insoutenable, il éclate entre deux pôles disjoints. Déni et clivage se mettent en oeuvre, comme on le voit dans la psychose bipolaire où l’alternance de la dépression et de l’exaltation, portées à l’extrême du délire, démembre la vie de la personne.

Ces considérations me font retrouver ce qui a motivé l’écriture de « On habiterait le monde » J’étais alors dans un moment où je craignais que, la vieillesse en vue, je retrouve l’effroi, le déracinement, les sentiments d’exil qui ont longtemps été l’épine dans ma vie. J’ai cherché par l’écriture à rendre présent et vivant ce sur quoi je prenais effectivement appui. Et, je ne m’y attendais pas, c’est la gratitude qui est venue, qui s’est imposée comme expérience fondatrice.

« Plus que ce que j’ai accompli… ce qui m’apaise c’est de sentir les liens heureux qui m’ont unie aux autres et au monde. On s’est soucié de moi, on m’a fait confiance, on m’a montré que je pouvais rendre heureux ; j’ai ressentie la beauté du monde et le monde a alors semblé répondre à mes vœux…Retrouver ces dons me dénoue, fait naître un état de gratitude, comme on dit un état de grâce », On habiterait le monde, p.160

C’est dans les moments de désarroi, dans ces moments où décidemment le monde paraît d’une altérité radicale et notre existence vouée à rien, qu’on a besoin de s’ébrouer de la mélancolie pour revenir à ce paradoxe fondateur dont parle F. Cheng, paradoxe qui ne peut être tenu et vivifiant que si la mélancolie n’écrase pas l’expérience de la vie comme don. Car rien ne serait plus triste et destructeur que de ressentir qu’on ne voit pas pourquoi on pourrait dire merci, qu’il n’y a personne, dans le passé et dans le présent, à qui on pourrait être redevable.

Littérature

« Je travaille avec les mots et les silences. Les non-dits. Je travaille avec la honte, le secret, les regrets. Je travaille avec l’absence, les souvenirs disparus, et ceux qui surgissent au détour d’un prénom...Je travaille avec les douleurs d’hier et celles d’aujourd’hui. Les confidences.
Et la peur de mourir » (p.115)

Orthophoniste, psychanalyste, écrivain, la matière est commune. Ce qui veut dire que la littérature est une voie d’accès royale vers l’expérience que l’homme fait de lui même et du monde. Ce qui ne veut pas dire pour autant que la littérature puisse « guérir ». Delphine de Vigan a soutenu qu’écrire ne panse par toujours les plaies mais peut aussi les aviver. La littérature est en prise avec nos parts en souffrance et en errance et leur trouve un langage, ce qui n’est pas rien. Dans des interviews, l’auteur explique comment elle a obtenu la manière de parler de Michka, appliquant différentes règles possibles pour remplacer un mot par un autre, pour, au final, créer un langage drôle et émouvant qui révèle en déraillant.

- Comment allez-vous Michka ?
- Ça va
- C’est un petit « ça va », je me trompe ?
- J’ai eu un peu de mal à m’adopter…à m’appâter.
- À vous adapter ?
- Oui, c’est ça

Le travail proprement littéraire donne à l’écrivain une perspective nouvelle sur le matériau existentiel mobilisé, la vieillesse et l’aphasie dans ce livre. À travers le travail de l’écriture, ce matériau devient autre, s’offre à être expérimenté différemment. Dans le réel, le langage d’un proche aphasique recèle à la rigueur une touche de comique mais, dans la fiction, c’est autre chose, il devient théâtre, embryon de sketch, moments de psychanalyse, jeu, plaisir esthétique. Le façonnage littéraire distrait d’une certaine façon auteur et lecteur du tragique du récit, évite leur immersion totale dans l’expérience humaine de la détérioration. La littérature invente, est un espace transitionnel permettant, à l’auteur et au lecteur, des expériences de pensée, en donnant à cette expression le sens que lui donne S.Martelly, celui d’expérience complète. À la lumière dont D. de Vigan sertit les négativités, le travail littéraire m’apparaît comme un des moyens par lequel l’auteur reprend possession de son vécu, tente divers positionnements face à ce qui l’éprouve et permet au lecteur d’essayer de nouveaux points de vue. Et je me dis que sertir le mal, lui appliquer les techniques du vitrail, c’est une idée intéressante à tester ! Plus que du simple comprendre, la contenance du mal relève du faire et de l’être, et le travail littéraire se rapproche du métier d’art, du yoga, des arts martiaux, de la psychanalyse et de la méditation… Tout un programme !

Dans un article du Carnet, j’avançais qu’à partir des œuvres qui lui parlent, en comprenant leurs impacts subjectifs, chacun pourrait dessiner sa mappemonde intérieure, sa carte du tendre et de l’amer. Cette année, deux livres ont compté pour moi, au point de venir ici les interroger, La maman qui s’absentait et Gratitudes. Ils semblent venir tous les deux d’une zone matricielle. En tous cas ils résonnent chez moi dans cet espace là. C’est une aire d’intenses trafics, un peu comme un Bosphore, où croisent littérature, poésie, psychanalyse et philosophie. Où puisent le quotidien, les contes et les chansons ; et les conversations entre amis où l’on refait librement le monde.

« Où vont les mots
Ceux qui résistent
Qui se désistent (…)
Ceux qui nous sauvent
Quand tout se sauve »

On trouve cette citation de La grande Sophie en épigraphe à Gratitudes, en compagnie de celle de F. Cheng. Deux modes d’expression, l’un familier et l’autre plus difficile d’accès, sans doute pour souligner que le paradoxe du vivre fait partie de notre quotidienneté, nourrit l’essentiel de la culture et donne du grain à moudre à chacun. La littérature vient de la vie dite ordinaire et y retourne.
Alors qu’est-ce qu’un grand livre ? Un bon livre ? Un livre important ? Les processus et les instances de légitimation à l’œuvre dans les carrières des livres sont complexes et la hiérarchisation des œuvres fait évidemment débat. Ce qui me questionne plus précisément, ce sont les liens que l’on peut faire entre cet étiquetage et la portée existentielle des livres, les effets des livres sur les lecteurs, particulièrement lorsqu’ils sont vécus comme bénéfiques, ce qui trop souvent fait assez vite lever des doutes sur leur valeur. On aborde rarement la littérature, sa nature et sa valeur, sous l’angle de ses fruits, ceux qui quittent le domaine de la littérature pour revenir à la vie. Sans doute parce que les effets d’un livre sont difficiles à appréhender, touche le registre de l’intime et du qualitatif et que les lecteurs utilisent les livres pour leur plaisir et leur profit, sans éprouver le besoin ou l’envie d’élucider ce qui s’effectue dans la pénombre de la lecture, vice par bonheur impuni. Et comment séparer les effets d’un livre de tout ce qui intervient dans la vie d’un lecteur ? Par ailleurs, on a eu longtemps l’idée de la littérature comme un monde en soi dont l’étude autonome suffirait, la prise en compte de ce qui s’effectue dans ses marges (biographie de l’auteur, pragmatique de l’œuvre sur les lecteurs, histoire collective) ne pouvant être que d’intérêt limité, voire constituer un contre-sens et un sacrilège. Ce n’est qu’assez récemment que la pragmatique est suffisamment prise au sérieux pour qu’on tente d’infléchir l’enseignement des lettres en prenant en compte la façon dont lycéens et étudiants réagissent aux textes, les encourageant à exprimer les impacts subjectifs à partir desquels ils décodent et s’approprient les textes.(2)

Je suis prête à penser qu’étudier concrètement les effets qu’un livre précis a eu sur des lecteurs, quelles que soient les difficultés pour le faire, renouvèlerait notre compréhension de la littérature, enrichirait et problématiserait les critères d’appréciation. Et je rêverais d’écrire un livre chambre d’échos qui cernerait la lignée existentielle d’un livre donné, suivrait sa trace dans des vies de lecteurs, cernerait une lignée existentielle dans son unité et ses bigarrures. Un livre que Confidences de Marie Nimier pourrait inspirer. Projet à suivre…

NOTES

1 Monique Charles-Pichon, Rencontre avec Stéphane Martelly auteure de La maman qui s’absentait, en ligne, adresse : mespasserelles.fr

2 Victor Toubert, « « La littérature n’est pas un ensemble de textes mais un type de partage », entretien avec Hélène Merlin-Kajman », TRANS- [En ligne], 22 | 2017, mis en ligne le 03 octobre 2017, URL : http://journals.openedition.org/trans/1689 ;

4 août 2019

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